Message à caractère approximativement informatif
Glou glou plonc plonc

samedi 3 avril 2010

Los Angeles, 3/04/2010, 12h27


Hagarde, elle sortit de la salle des ventes
Froissant quelques billets, dedans ses mains tremblantes

Accepter qu'il y a une scène passée, sans véritable langage, musicale peut-être -- toute en émotions rentrées. Elle sourd jusqu'au théâtre du présent mais ne le modifie pas; lui donne un air, un parfum, un style -- pas davantage. C'est un lieu distinct, une pièce condamnée; défense d'entrer. Reconnaître qu'elle existe dans sa différence et son isolement, étrangère à nous, n'est pas si évident car c'est de notre passé qu'il s'agit. Ce qu'elle renferme, c'est la part de notre existence que le temps a aboli et qui revient -- car elle revient bien sûr, mais souveraine et indifférente.

A l'occasion des photos du voyage de K2L le long de la côté Ouest, cette scène m'est apparue très vivement. Parce que c'était mon lieu et que soudain, cela ne l'était plus. Par le temps d'abord, j'en étais expulsé : le Los Angeles actuel s'interposait entre moi et la ville que j'avais connue. Je passais chaque jour devant une inscription de UCLA mais je ne pense pas que ce fût cette inscription devant laquelle pose un tigre en peluche. Je veux bien croire qu'il s'agisse de la même pierre, de la même brique mais, quand l'une participait en silence au décor de ma vie californienne, aux événements de ce moment-là, l'autre appartient à un tout autre registre : elle fait sens, elle rappelle, elle est le signe bavard de la première, elle ironise : "Nevermore". Deux pierres donc, dont l'une m'est à la fois évoquée et interdite par l'existence même de l'autre.

La photo n'arrange rien : toujours cet écran que l'image intercale entre la mémoire et le référent. Je m'étais promis, il y a longtemps, de ne jamais prendre de photo de mes voyages -- un serment largement renié -- parce que je supportais mal l'écart qui apparaissait à l'issue de mes vacances entre le souvenir encore vivace et sa fixation sur pellicule. L'écrit abrite davantage de failles, de passages entre les caractères par lesquels on peut rejoindre la matière (le corps, l'émotion). Le diaporama de K2L a donc eu, pour moi, quelque chose d'un nouveau recul de mes trois années californiennes, une manière d'étioler, de signes (photographiques) en signes (matériels), leur réalité. Assister au devenir-signe de son vécu est une expérience qui borde la mélancolie.

Et puis, pour finir, dernier exil : la présence de Lola, de Karim et de Léo aux lieux-mêmes de mon séjour, leur présent supplantant mon passé, le recouvrant d'un voile supplémentaire; d'une mesure encore, leurs sourires l'assoupissent et l'enterrent. Un geste d'évacuation finale.

Mais.

Mais, au bout de ce parcours, mes trois années californiennes font retour. Dans le même mouvement par lequel leur voyage me dit l'étrangeté de mon propre passé, il trouve la voix unique pour le rappeler. Ce n'est pas une affaire de mots : nulle formule ne ramène à la vie une pierre deux fois, trois fois ensevelie. C'est une intonation, un air, un parfum, un style. Le langage se manque pour en témoigner justement.

De ce Los Angeles-là, rien ne se communique sinon par sympathie. Il n'y a aucun récit à raconter mais un effet sensible à transmettre. On ne le partage que par amitié et à condition de l'aimer. Cela se passe en marge du langage, par affinités : affinité de la ville à soi; affinité d'eux à moi. Aimer une même chose n'est pas une affaire d'impressions échangées mais, d'abord, une question de confiance : il faut croire en des raisons inexprimables, s'engager autour d'un regard. Karim et Lola auraient été déçus par Los Angeles, je n'avais rien à en dire. Ils l'aiment au contraire : je peux rêver que ce qui les y attache tient de la même scène obscure qui chuchote en moi et m'y accroche. Ma ville silencieuse revient par leur entremise.

Ce qu'ils ramènent en dépit d'eux-mêmes, ce sont des sensations assourdies, des égarements profonds, des mémoires brisées. Quelques mots peuvent les désigner, sans espérer pour autant les atteindre : le parfum d'essence et de végétation le soir, le vent entre les tours sur Wilshire Blvd, des doigts qui se cherchent une nuit sur la plage à Venice, "N'aie pas peur", mon émerveillement en découvrant les longues perspectives les premiers jours, les relents sucrés de la bière dans les pubs, la présence familière des collines de Beverly et de Bel Air, toujours. Toute une scène étrangère qui remonte le long des voies de l'amitié.

Le passé est une force d'expulsion : on n'arrête pas d'en être refoulé. Barbara (plutôt qu’Heidegger) : dans « Drouot », l’aspiration quasi-blanche au début du vers « Hagarde, elle sortit de la salle des ventes » m’étourdit à chaque écoute, car j’y entends comme le souffle du bannissement, le mouvement expéditif par lequel expirent les moments abolis et nous essoufflent la disparition de nos souvenirs. A la condition d’un voyage amical pourtant, ils peuvent être ranimés. Par une étreinte silencieuse, ils font amicalement retour.

4 commentaires:

  1. Bon, là c'est du pur, du brut de l'intime entre CQR et CQR, difficile de commenter...
    Mais sur le prochain post, eh eh!!

    (Ceci n'est pas un post)

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  2. T’es sûr que This is not a love song? Moi je trouve ça plutôt Love quand même… CQR a un cœur donc !

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  3. Anne, le Q de c'est CQR c'est pour QUEUR

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